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Juste quelques mots
6 novembre 2010

HC: Veillée 3/6

Une fois l’histoire terminée, le grand-père s’approcha du foyer, une bûche à la main, et se mit à ranimer le feu mourant. Puis, calmement, il dit aux trois enfants : « voilà une histoire qui donne à réfléchir, hein ? »

« Oui, grand-père, Ambre est incroyable, elle a sauvé tout le monde » s’enthousiasma Pierrot.

« C’est parce que c’est une héroïne, répliqua Emilie avec assurance. C’est une princesse. Elle est pas comme tout le monde ! »

« Ainsi donc, elle n’aurait pas pu faire ce qu’elle a fait, si elle n’avait pas été princesse ? » demanda le vieil homme.

« Ben oui, les héros sont des gens hors du commun, non ? »

« Ah, et donc un vulgaire homme du peuple ne peut pas devenir un héros, hein ?... Mais alors, que ferais-tu, si un drame arrive, et qu’aucun héros ne vient te sauver ? » ironisa gentiment le vieil homme.

« Je prierai très fort jusqu’à ce qu’il arrive ! » répondit timidement la petite fille.

Après s’être rassis douloureusement, le grand-père reprit : « Je vois… la prière… ça n’a pas aidé le village de Lesbinières pourtant… »

La jeune fille protesta gentiment : « Pas encore cette histoire grand père ! ». Mais Quentin avait déjà posé la question fatidique : « Pourquoi ? Qu’est-ce qu’il s’est passé au village de Lesbinières ? »

Oncle Roger et la mère des enfants se regardèrent en souriant, et Roger s’écria : « Je crois bien qu’on n’y échappera pas ! Allons papa, ne déçoit pas ton public, raconte nous donc le drame de Lesbinières ! »

 

La tragédie de Lesbinières

 

Et bien par où commencer ? Vous connaissez la bête du Gévaudan, n’est-ce pas ? Je n’avais qu’une vingtaine d’années à l’époque, et croyez-moi, en ce temps-là, il ne faisait pas bon vivre en Gévaudan. Le pays était maudit. Tout le monde le disait. Depuis l’été 1764, le monstre parcourait les monts, tuant bêtes et hommes. Tout ça ne pouvait qu’être l’œuvre du Malin… Une punition pour nous pêcheurs. Les hivers, surtout, étaient terribles dans la région.

Le peuple avait supplié sa Majesté de les sauver. Après tout, n’est-il pas désigné par Dieu pour nous régenter ? Le Roi, bien que tardivement, avait finit par répondre aux suppliques des paysans.

Moi ? Moi, j’étais inconscient, comme tous les jeunes, et je m’étais engagé dans l’armée quelques années auparavant, en cherche de gloriole. Je faisais parti de la compagnie des dragons engagée avec Duhamel pour tuer le monstre. Je ne connaissais rien du pays, mes ancêtres étaient de la capitale, de Paris. C’étaient des bourgeois, relativement prospères, mais je rêvais d’aventure. Je rêvais de combat et de gloire. Et comme beaucoup en Gévaudan, je rêvais de tuer la bête ! Et oui, mes parents m’avait élevé dans l’idée qu’on est capable de tout faire, de prendre son destin en main, d’être nos propres héros.

Mais en Gévaudan, les gens pensaient autrement. La malédiction, le fléau, ravageait la région depuis si longtemps, que beaucoup finissaient par plier l’échine et accepter ce destin cruel. Comme le disait l’évêque de Mende, il n’y a que dans l’acceptation de nos fautes et la repentance que nous obtiendrons le pardon de nos âmes, et que nous serons ouvertes les portes du paradis ! Sans doute une bonne consolation pour tous les morts, tiens ! Ils méritaient bien le paradis, ces croquants qui avaient connu l’enfer !

Heureusement, ils étaient aussi nombreux à prendre les armes et organiser des battues. C’est là que j’ai rencontré François, un jeune homme fougueux ! Pour vous dire, il était encore plus inconscient que moi. Et bien plus véhément à l’égard des prêtres aussi ! Après toutes ces années, je crois qu’en fait, il avait perdu la foi… Il ne voulait plus d’un Dieu qui laissait mourir sa mère, sa femme et ses enfants… Si j’avais compris…

En vérité, nous nous entendions bien, et il est un des rares hommes que j’ai non seulement respecté mais aussi admiré…

 

Mais prenons les choses dans l’ordre. C’est le 15 septembre 1764 que le capitaine Duhamel et notre compagnie de dragons ont été dépêchés par le gouverneur pour traquer l’animal. Ça n’avait rien de très glorieux, débusquer un vulgaire loup, la belle affaire ! Duhamel ne cessait de déclamer : « deux semaines, et cette vilaine affaire sera réglé ». Pourtant, nous avons vite déchanté. Durant nos premières battues en forêt de Mercoire, nous comprimes rapidement à quel point la tâche serait plus ardue que prévue. Non seulement cette Bête était rapide et vivace, mais maligne et sournoise. C’est triste à dire, mais c’est plutôt elle qui nous baladait que nous qui la traquions. Pour tout dire, il nous a fallu plusieurs jours avant de comprendre que la Bête avait quitté la région pour l’Aubrac, tandis que nous courrions toujours comme des fous derrière un animal imaginaire…

 

C’est ainsi que le 2 novembre, nous nous installions à l’auberge du vieux Grassal, à Saint-Chély. Pour beaucoup, ce bête animal commençait à nous échauffer ; et ils étaient nombreux à fanfaronner, à jurer de trouer de plomb la peau du loup. Mais après la Bête, c’était la neige qui nous mettait en échec. Et oui, ils ne sont pas si reluisants que ça les mercenaires du Roi. Une assemblée de soudards, vulgaires avec les femmes, violents avec les hommes, au rire gras et à la descente facile, voilà ce que nous étions.

C’est aussi en hiver 1764 que l’évêque de Mende commença à parler de fléau de Dieu, citant Saint Augustin et Moïse. Et tandis que l’on parcourait les monts enneigés, les paroissiens de Gévaudan et d’Auvergne chantaient et priaient dans leurs églises. Mais ni prières, ni battues ne portèrent leurs fruits.

Finalement, les paysans se lassèrent de nos débordements, et les seigneurs de notre inefficacité. On a donc, comme tout ce qui est considéré comme inutile, été remplacés. Et oui, il en est passé des seigneurs, des chevaliers et des chasseurs de loup en Gévaudan. Duhamel, les Seigneurs Denneval, Monsieur Antoine… Je les ais tous vu, tous ceux qui ont promis au pays de se débarrasser du fléau. Pourtant, je devais repartir avec Duhamel et les autres soldats. Mais j’avais vu les blessés et les morts, j’avais vu les dégâts dus au monstre. Je ne pouvais ni ne voulais plus partir. Et puis, j’étais tombé sous le charme des monts enneigés, des rudes habitants et de l’odeur si particulière de la région. Depuis quelques temps, je délaissais les battues officielles pour suivre celles des natifs effrayés et en colère. J’avais progressivement quitté l’orgueil des soldats mis en échec pour la rage honnête des blessés. Alors, quand furent connus les événements de Villaret en janvier 1765, où sept enfants ont réussi à faire reculer le démon, sept enfants qui se sont battus et ont blessé le monstre pour survivre et sauver l’un des leurs, alors que nous, soldats de métier, payés pour tuer, n’étions même pas capable de lui porter un coup ; je ne pouvais plus quitter la région sans perdre mon honneur. Pas mon orgueil de soldat, mais ma simple fierté d’être homme m’en empêchait. J’ai donc déserté.

 

C’est à la même période que j’ai rencontré François. Il est un des premiers avec qui j’ai vraiment sympathisé en Gévaudan. C’était un fermier, pas un guerrier, mais j’ai tout de suite apprécié son bagout et sa franchise. Lui, il a su voir en moi autre chose que « l’étranger », le soldat rustre. C’est par son intermédiaire que j’ai vraiment découvert le pays et les gens qui l’habitent. Nous sommes rapidement devenus amis, et sa cause est devenue la mienne. Quand, à la fin de l’hiver, les dragons devaient quitter la région, c’est tout naturellement sous son toit que je me suis réfugié. Et j’ai pris une nouvelle identité aussi, j’étais devenu le « cousin », qui avec le décès de la mère de François était venu aider aux champs. Quand j’y pense, cette couverture était bien mince, et pour peu qu’un officiel soit venu nous chercher des noises, ce mensonge aurait sans doute fondu comme neige au soleil. Mais heureusement ma désertion est passée totalement inaperçue, et j’abordai l’année 1765 comme le plus modeste des vilains.

 

Enfin, bref, de son côté, la Bête continuait son carnage, et ma foi, les normands Denneval ne firent pas meilleur travail que les dragons. Ils furent aussi rapidement remplacés par un porte-arquebuse spécialement mandaté par le Roi, François Antoine. La nouvelle de son arrivée fit plaisir à bon nombres de gueux, car enfin, cet homme avait été choisi et élu par sa Majesté elle-même. Je partageais les espoirs du bas peuple, mais François lui était bien plus mesuré. Et malheureusement, je ne tardais pas à partager son amertume. En effet, il était prévu au départ que Denneval et Antoine agissent de concert ; et François et moi faisions parti des volontaires pour les battues que les deux hommes devaient organiser. Mais il fallait les voir se chamailler pour décider comment organiser tout ça, Denneval et Antoine se tournaient autour comme deux chiens pour un os. Et puis, il fallait supporter les théories d’Antoine, qui annonçait de façon péremptoire que cette Bête n’était qu’un simple loup, et que les gardes-chasse, les soldats et les comtes devraient être humiliés d’avoir quémandé l’aide royale au lieu de résoudre ce problème eux-mêmes. La prétention d’Antoine valait l’arrogance de Denneval, et il affichait un mépris total pour les habitants et les malheureux. La mésentente entre Antoine et Denneval a provoqué le départ de ce dernier, mais aussi la rancœur de beaucoup envers l’envoyé du Roi. Moi tout ceci m’écœurait, comment pouvait-on être aveugle à ce point ? François et moi nous détournâmes rapidement des battues d’Antoine pour organiser les nôtres. On ne courrait pas toute la région, mais on faisait des rondes dans les collines et les monts environnants notre village. On ne pourrait sans doute pas tuer le monstre, car celui-ci devait être ailleurs, mais au moins protéger notre foyer, nos maisons.

 

La nouvelle nous parvint à la mi-octobre, Antoine avait réussi. La bête avait rendu son dernier râle. Quel soulagement ! L’homme était toujours aussi méprisable, mais au moins il avait rempli sa mission. Il avait débarrassé le Gévaudan de son fléau ! Du moins nous le crûmes. Tout le pays frémissait d’une joie contagieuse ; seul François gardait une incrédulité qui vira vite à la morosité puis à la mélancolie. Alors que les gens se réjouissaient, lui se laissait aller à l’abattement. Je le trouvais souvent le soir, titubant, l’esprit embrumé d’alcool, alors que la journée, il négligeait les travaux des champs. Plus aucune trace de la Bête malgré ses pires craintes, et on ne reporta plus la moindre agression pendant quelques mois. Pendant ce temps, François m’inquiétait de plus en plus, et je comprenais sans me l’avouer d’où venait son désespoir. Il m’avait confié avoir tant perdu à cause de la Bête et de ses méfaits, que sa traque était devenue sa seule motivation. Maintenant que la menace avait disparu, que lui restait-il ? J’essayais vainement de lui refaire prendre gout à la vie, à l’amitié, aux femmes et aux travaux de la terre, mais il continuait à dépérir. C’est dur, les enfants. Voir quelqu’un que vous aimez sombrer, et ne pas arriver à l’aider. Parfois, je croisais son regard, et je voyais qu’à sa peine s’ajoutait la mienne. C’était ça le pire : il était pleinement conscient de son état, et des tourments qu’ils suscitaient, mais il n’arrivait pas à reprendre pied. Nous étions tous les deux usés, lui par son mal être, moi de le voir ainsi. L’hiver 1765 tombait dans un silence de mort…

 

Quand on réentendit parler de la Bête début 1766, la réaction générale à été l’incompréhension. Tout le monde était dans un état d’hébétude, sans réaction, incapable de réaliser ce qu’il se passait. On refusait de porter crédit aux rumeurs, mais il fallu bientôt se rendre à l’évidence, vu le nombre de témoignages allant croissant, elle était revenue. Et là, j’ai vu nombre d’hommes plier l’échine. Courber la tête face à la fatalité. Ce ne pouvait être qu’une malédiction maintenant, un fléau dont on ne pourrait jamais se débarrasser. On devait subir. C’était notre destin. Alors personne ne fut surpris quand cette fois le Roi refusa catégoriquement d’entendre de nouveau parler du loup en Gévaudan. La cour en avait eu plus que son compte de ces histoires. Et puis la Bête était empaillée, à Versailles. Tout ceci était réglé. Si le Roi espérait mettre un point final à cette histoire en la niant, pour les croquants il n’avait fait que les abandonner. C’était ça, le Gévaudan était maintenant une région maudite, oubliée de Dieu et du Roi.

Nombreux furent ceux qui perdirent tout courage, ou qui se tournèrent vers leur foi et leur dévotion pour les sauver. Il y eu peu de battues durant ces moments de désespoirs, à quoi bon ? Mieux valait se tourner vers les pèlerinages pour faire de nouveau se tourner les yeux de notre Seigneur vers nous.

De son côté, François eu un regain d’énergie. Il semblait être un des rares qui souhaitait encore traquer et débusquer définitivement ce monstre. Il n’arrêtait pas de répéter qu’il sentait depuis le début qu’elle n’était pas morte, que cette fois il fallait en finir, mais je n’étais pas dupe. Je savais qu’il brulait du feu du désespoir ; et je me demandais angoissé, comment il survivrait à une « seconde mort » du démon. Je l’ai suivit le cœur serré dans sa chasse au fléau.

Les quelques battues étaient maintenant sous la tutelle de Jean Chastel, un croquant de la région. Mais on était peu, si peu…

1766 s’écoula lentement et avec les dernières espérances de tout un peuple. Les traques ne donnaient rien, les morts recommençaient à s’accumuler… Sans qu’on s’en rende vraiment compte, une année avait passé, et rien n’avait changé. Le pays était dans une sorte de torpeur morbide, incapable de se ressaisir…

 

En juin 1767, la Bête avait été vu au mont Mouchet à plusieurs reprises. Il faut dire que depuis son retour, elle était devenue plus prudente, moins entreprenante dans ses attaques. Elle parcourait moins de distance aussi, préférant rester dans la région des trois monts. Les chasseurs parcouraient la région, mais nous n’étions pas assez nombreux pour couvrir un si vaste territoire.

C’est le 17 de ce mois que le drame arriva. Dans la paroisse de Desges, il y a un petit village, le village de Lesbinières. Ce n’est pas un village très riche ni très peuplé, isolé dans la montagne. Ce jour-là, comme tous les jours, Jeanne Bastide, une jeunette de 19 printemps, était sortie de chez elle chercher de l’eau. Parfois, je me demande encore pourquoi son chemin a croisé celui de la Bête. Est-ce que tout cela n’est qu’un grand plan de Dieu ? Je n’ai pas de réponse.

Tout ce que je sais, c’est qu’elle est devenue la proie du monstre. Il l’a chargée, lui a sauté dessus en plantant ses crocs dans son bras. La petite a hurlé, a appelé au secours ! Mais à l’intérieur des autres masures, les villageois sont restés bien à l’abri. Ils entendaient les hurlements de l’enfant, mais pas un, pas un n’est sorti la sauver ! La Bête a compris rapidement que malgré les cris et les pleurs, personne ne viendrait. Elle avait tout le temps de monde. Alors… Alors elle a « joué » avec sa proie, lui mordant bras et jambes, griffant son visage et son corps. Le supplice de Jeanne a été long et pénible, elle n’a cessé de crier qu’au bout d’une demi-heure. Quand avec d’autres chasseurs nous sommes arrivés dans le hameau en soirée, le corps de la petite était méconnaissable. Défigurée, déchiqueté, il n’avait plus grand-chose d’humain. François, furieux, a commencé à s’en prendre aux autres habitants. Alors qu’il s’acharnait sur un de ces gueux, il hurlait « Pourquoi ? Pourquoi aucun de vous n’est intervenu ? Vous auriez pu la sauver », on lui a répondu « Mais nous avons prié ! Nous avons supplié Dieu de venir nous sauver… ». Je me souviens encore parfaitement de l’horreur qui s’était emparée des traits de mon ami, et qui n’était que le reflet de celle qui m’habitait. Ce n’était pas seulement Jeanne Bastide qui était morte aujourd’hui, c’était tout le village, non toute la région même dont le cœur était mort. Et à ce moment-là, pour la première fois, je me suis dit que le Gévaudan était vraiment maudit. Les hommes, par leur faiblesse, avait attiré sur eux le fléau…


François s’est enfui de Lesbinières l’arme à la main. J’ai essayé de le suivre, de le raisonner. Courir après la Bête la nuit tombée, c’était du suicide. Mais je l’ai perdu de vu dans les bois. Je n’ai trouvé son corps qu’une semaine après, près d’une rivière, le bras arraché. Entre temps, Chastel avait été prévenu des événements de Lesbinières, avait débusqué la Bête et l’avait abattu. François n’aura jamais connu le Gévaudan de nouveau en paix, et moi non plus. Je suis parti sur l’heure…

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Commentaires
A
j'aime bien :-)<br /> sauf le début : la 2e moitié de "l'intro" est pas trop bien passée, au niveau de l'écriture
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